24.8.06

Trois p'tits coquelicots 6








Scène 6



Bûchette    (Lisant) Maman. Je vais te faire de la peine. Beaucoup de peine. Pardonne moi. Si je me suis décidée à en finir une bonne fois pour toute, c’est que je ne vois aucune issue et que je suis complètement désespérée.
Je suis hantée par l’idée d’avoir tout gâché, ma vie, la vôtre, celle de mon mari. Gildas me reproche chaque jour d’être incapable de le rendre heureux et je sais qu’il a raison. Quelle épouse je fais, avec mes malaises à répétitions, mes envies de petite fille, mes rêves de femme immature! Je ne suis même pas capable de comprendre ce qu’il attend de moi. Je le déçois à tout propos et cela le pousse à des extrémités qu’on ne saurait imaginer. Désormais, je vis dans la terreur de mal faire et des réactions de Gildas. Ma vie est une impasse, je n’ai plus ni la force ni l’envie de continuer. Ce qui s’est passé ce soir a servi de déclic à ma décision…

(Flash-back dix ans en arrière: Marie- Hélène pénètre lentement dans le salon, une biographie de Frank Sinatra en main. Elle s’assoit sur une chaise, ouvre le livre et se met à lire. Venant du fond de l’appartement, la voix du crooner. Au bout d’un certain temps, Gildas jeune pénètre, rentrant visiblement du travail, avec son cartable. Il a l’air énervé.)

Gildas jeune    C’est quoi, ces roucoulades ?

Marie- Hélène    Oh, ce n’est rien, mon Chéri, c’est…

Gildas jeune    Je t’en prie, Marie-Hélène, ne commence pas à jouer avec ma patience. Je répète ma question : qu’est-ce que c’est que ces rou-cou-lades ?

Marie- Hélène    Juste…c’est juste un disque. Sinatra…Frank Sinatra.

Gildas jeune Je sais. Je ne suis pas inculte. Ce que je veux savoir, c’est qu’est-ce que c’est que ces façons d’écouter du Frank Sinatra ? Et question subsidiaire : où as-tu trouvé ce genre de distraction ? Réponds !

Marie- Hélène    C’est…c’est un cadeau d’Amandine. Elle m’a offert ce disque quand elle est venue la semaine dernière.

Gildas jeune    Pourquoi ne l’ai-je pas su ?

Marie- Hélène    Mais quelle importance, mon Chéri ?

Gildas jeune    Tout ce qui te touche a de l’importance pour moi. Je suis là pour te protéger. De toi-même, s’il le faut.

Marie- Hélène    Mais, en quoi ce disque…

Gildas jeune    Tu sais très bien que ce genre de romantisme a des effets néfastes sur toi. Et ton idiote de sœur ne l’ignore pas non plus. Je le lui ai déjà dit, que je sache.

Marie- Hélène    Elle n’a pas crû mal faire, je t’assure.

Gildas jeune    Ça suffit. Qu’est-ce que tu tiens dans les mains ?











(Elle tend timidement le livre à Gildas.)

Gildas jeune    C’est ta nouvelle marotte ? On entre dans l’ère Sinatra, maintenant ? A quand les portraits, les posters de Môssieur Sinatra ? Peut-être dans la chambre conjugale, à la place de notre photo de mariage ?

Marie- Hélène    Gildas, je t’en prie…

Gildas jeune   Peut-être va t’on mettre à la poubelle toute la collection de Bach et de Mozart et qu’on va s’offrir l’intégrale de Môssieur Sinatra ?

Marie- Hélène    Gil…

Gildas jeune    Tais-toi ! Tais-toi ! Qu’est-ce que tu t’imagines ? Que je suis un moins que rien, que je vais laisser ma maison se couvrir des images de ce Môssieur ?
Que je vais laisser l’esprit de ma femme parasité par l’existence de ce funambule ? Ton esprit m’appartient, ton cœur doit m’être entièrement dévoué. C’est la loi de Dieu et c’est la loi des hommes ! Il n’y a pas la place là-dedans pour quoi que ce soit d’autre !

Marie- Hélène    Mon Dieu, Gildas, Je te jure…

Gildas jeune    Vas-tu te taire, nom de Dieu ? Vas-tu te taire ? Cache toi la face, parjure, possédée !
Comment ?    Comment peux-tu ? Un vaurien, un alcoolique, un drogué patenté ! Un mafieux homosexuel ! Il a les mains pleines de sang ! Qu’est-ce que tu lui trouves, hein ? C’est ça, ton idéal de l’homme ? Vas-y, vas-y, réponds !

Marie- Hélène    Mon Dieu, Gildas…

Gildas jeune    Un homme, pour toi, c’est ça, hein ? Un dépravé ! Une ordure, une voix de castra ! Il te fait mouiller, hein ? Il te fait mouiller ! Réponds nom de Dieu !

Marie- Hélène    Pitié… Maman, maman…

Gildas jeune    Tu en as pourtant un pour toi, d’homme. Il est pas pire qu’un autre ! C’est tout de même toi qui l’as choisi, ton homme !

Marie- Hélène    S’il te plaît, s’il te plaît…J’ai peur…

Gildas jeune    Il te plaît plus, ton homme ? Il a pas assez d’envergure, de notoriété ? Je ne suis qu’une cloche, peut-être ?

Marie-Hélène    Gildas, je t’aime, Gildas…

Gildas jeune    Ah oui ! Tu m’aimes ! Madame aime son mari. Redis-le, si tu l’oses, que tu m’aimes, redis-le !

Marie- Hélène    Je te le jure, Gildas, je t’aime, je t’aime !

Gildas jeune (En fureur, il attrape Marie- Hélène par le col, l’agenouille devant lui, et lui force le visage sur sa braguette.) Alors, prouve-le, ton « Amour » ! Prouve-le !

Marie- Hélène    Non, non, pas ça !

Gildas jeune    Si c’était lui, tu le ferais, non ? Aime-moi, putain de Dieu, aime-moi !

(Au bout de quelques secondes, Gildas repousse Marie- Hélène sur la scène.)

Gildas    C’est aussi bien que du Frank Sinatra, non ? Tu sauras qui est ton homme, à présent. Bande de connes !

(Ils s’en vont. Bûchette reprend la lecture de la lettre à voix haute.)












Bûchette    Quand cette lettre te parviendra, tout sera fini. Comme d’habitude, je la jette dans la cour de la concierge où la petite Flora la trouvera et la postera gentiment. Qu’on ne lui dise rien et, peut-être, pourrais-tu un jour lui offrir une petite poupée ? Elle les aime tant.
Maman, à tout jamais, je t’aime. On se retrouvera là-haut, j’en suis sûre. Mille tendresses à Amandine. Priez pour moi.

(Bûchette hébétée, reste assise, la lettre pendante au bout des doigts. Elle se lève soudain , va à la cuisine, en revient avec un rouleau de papier collant. Une par une, elle déplie les lettres de Marie- Hélène et les colle au mur du salon, tout autour du meuble-autel. Elle réussit aussi à suspendre la robe de mariée. Pendant ce temps, les aboiements de chiens se font réentendre mais Bûchette ne semble pas les percevoir. Quand tout est disposé, elle se rend derrière le décor et l’on entend un disque de Sinatra assez fort. Elle s’assoit, pistolet à portée de la main. Quelques secondes après, apparition de Gildas.)







"Trois p'tits coquelicots" extrait 6 Texte déposé à SACD/SCALA




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2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je lis, les détours du destin sonr impénétrables...
La Bûchette est- elle au courant de la scène flash-back? Pourtant elle met le disque de Sinatra, d' ailleurs est-ce elle qui le met ou une intention d' outre-tombe... Et cette culpabilité, cette affreuse culpabilité qui déforme tout, autorise tout...

Anonyme a dit…

Chère Kaïkan: Les voies du "destin" ne sont pas si impénétrables que ça. J'ai écrit cette pièce justement pour montrer d'abord que la vérité n'a pas qu'une face, que souvent, tout dépend de celui qui raconte et de sa propre implication dans l'histoire; ensuite, j'ai voulu exprimer que ce qu'on appelle "destin" n'est souvent que la conséquence logique, prévisible pour qui n'a pas d'oeillières, d'une conduite "paresseuse", d'un certain abandon à d'autres des fils conducteurs de sa propre vie. Quand on ne maitrise plus sa vie, sous-entendu quand on s'en remet en permanence aux jugements d'autrui, à leurs décisions, à leurs visions, c'est soi-même que l'on nie.
Combien, dans mon ex-métier d'éduc ai-je rencontré de femmes entièrement et volontairement abandonnées aux manipulations de sinistres individus qu'elles décrivaient pourtant comme des héros antiques et qu'elles n'auraient quittés pour rien au monde?
Bien sûr (puisque c'est elle qui nous le lit)Bûchette découvre en même temps que nous le contenu de la lettre dont le "flash-bach" est la mise en scène. Et c'est bien volontairement qu'elle va mettre à jouer le disque de Sinatra pour replonger ce cher Gildas dans...
Suite à la prochaine et dernière scène!!!
Comme c'est bon de parler du contenu de son propre travail! Merci de me le permettre!

P.S j'ai appuyé en gras certains éléments des dernières didascalies. Ils sont très importants pour la compréhesion de la fin de la pièce.