Le meuble au lourd secret. Décor de la pièce au théâtre le Carré 30 en 2012. |
Trois p’tits coquelicots
Personnages
Bûchette, jeune prostituée en cavale.
Gildas, l’occupant de l’appartement, veuf.
Marie-Hélène, la défunte épouse de Gildas.
Scène 1
(C’est la nuit. On entend courir dehors . Des chiens se mettent à aboyer. Une voiture passe au ralenti et s’éloigne. A nouveau des pas précipités puis le bruit d’une serrure qu’on crochète. Une porte qui se referme. On entend haleter à l’entrée du salon. A l’extérieur, les chiens finissent par se taire.Une silhouette pénètre prudemment dans la pièce. Salon très sobre avec : une table basse, deux chaises, une espèce d’autel où sont disposés un portrait de femme dans un cadre noir, un vase contenant un bouquet de fleurs et un faux cierge électrique qui dispense la seule clarté de l’endroit. La silhouette s’habitue au peu de lumière puis se laisse choir sur une chaise. La respiration redevient normale. Soudain, une vive lumière s’éclaire tandis qu’un homme en robe de chambre surgit par la porte de la chambre.)
Gildas Et bien, ça va ? Faut pas se gêner !
Bûchette (Se lève précipitamment, se jette sur Gildas tout en chuchotant violemment) La lumière, connard !
Gildas Hé, là, Ho ! ...
Bûchette La lumière, que j’te dis. Et ta gueule, t’as compris, ta gueule !(La lumière s’éteint)
Gildas Lâchez-moi, vous me faites mal.
Bûchette O.K, pépère, j’vais te lâcher, mais un mot trop fort, un cri, un appel, j’te butte. Compris ?
Gildas Vous, vous êtes armée ?
Bûchette (Exhibant un pistolet) Et ça, c’est du nougat ? Allez, va t’asseoir sagement et silence, hein, silence.
(Gildas s’assoit sur une chaise, Bûchette sur la table basse)
Bûchette T’as des clopes ?
Gildas (A voix haute) Des quoi ?
Bûchette A voix basse, putain de merde ! Tu cherches un pruneau ou quoi ? J’te demandais si tu avais des cigarettes.
Gildas Non. Je ne fume pas, désolé.
Bûchette Désolé ! P’tit bonhomme va !
Gildas Je ne suis pas votre…
(A ce moment-là, se fait entendre à nouveau le ronronnement d’une voiture qui roule au ralenti. On entend aussi les chiens qui se remettent à aboyer).
Bûchette (Pointant son arme sur Gildas) Chut !
(Situation figée jusqu’à ce que le véhicule ait disparu et que les chiens se soient calmés.)
Bûchette Ils lâcheront pas le morceau, les affreux. Dis, pépère…
Gildas Je ne vous permets pas…
Bûchette Bon. C’est quoi, ton nom ?
Gildas Je suis Monsieur Rebillard.
Bûchette Tu veux pas que j’te donne du Monsieur, quand même, non ? Rebillard comment ?
Gildas Gildas.
Bûchette Gildas. Pas mal. Bon, pépère Gildas, il est grand comment, ton appartement ?
Gildas Qu’est-ce que…
Bûchette Réponds, Gilou.
Gildas Gilou ! (Elle le menace) Bon, y’a que deux pièces, ce salon, ma chambre et la cuisine. Pourquoi ?
Bûchette Deux pièces, ça fait une pièce chacun. C’est parfait, j'm’invite !
Gildas Pardon ?
Bûchette Écoute-moi bien, Môssieur Gildas. Les cannibales, là dehors, y m’ont perdue dans le quartier. Ils savent bien que je suis dans une de ces maisons. Ils vont tournicoter toute la nuit, plusieurs jours s’il le faut. Si je mets le nez dehors, il va pleuvoir du plomb, bien serré. Et pour ça, j’suis un peu jeune, j’ai d’autres plans de carrière, tu vois.Alors, comme t’es un gentil pépère tout seul… Au fait, t’es seul ici ?
Gildas Ça ne vous regarde pas.
Bûchette Réponds !
Gildas Je suis seul.
Bûchette J’veux en être sûre. Montre moi. Allez, debout. Fais moi visiter ton petit Versailles. Et pas d’entourloupe, hein !
(Ils se dirigent vers la chambre, y pénètrent, réapparaissent.)
Bûchette Ben dis donc, ça incite pas à la galipette.
Gildas Je vous en prie…
Bûchette La cuisine, maintenant.
Gildas C’est par là. La salle de bain aussi.
(Ils se dirigent vers le hall d'entrée de l'appartement)
Bûchette (Derrière le décor) C’est propre, pour un homme seul. T’as une boniche ?
Gildas (Derrière le décor) Non, c’est moi qui…
Bûchette (Derrière le décor) Félicitations ! Allez, on retourne au salon.
(Ils réapparaissent)
Bûchette Tu peux t’asseoir.
Gildas Merci.
Bûchette Je disais donc, comme t’es un gentil pépère tout seul et que tu t’ennuies un peu…
Gildas Je ne m’ennuie pas du tout !
Bûchette Chut ! Et comme tu t’ennuies beaucoup, tu vas inviter ta nouvelle copine à passer quelques jours avec toi, le temps que l’orage s’éloigne.
Gildas Mais je refuse, je ne vous connais pas !
Bûchette Plus bas, bordel !
Gildas Vous débarquez ici, armée et menaçante….
Bûchette Oh ! Si peu…
Gildas Vous êtes recherchée par je ne sais qui, des gangsters, peut-être la police…
Bûchette J’te jure que c’est pas les argouses
Gildas C’est donc par des malfrats. Merci du cadeau ! S’ils vous trouvent chez moi, ils vont me féliciter, peut-être ! Vous êtes folle ou quoi ? J’ai pas envie d’être mêlé à vos histoires, moi. Je ne vous connais pas, vous n’avez rien à faire chez moi. Ça y est, ils sont partis, maintenant, fichez le camp, laissez-moi tranquille…
Bûchette C’est tout ?
Gildas Comment ça, c’est tout ? C’est un peu fort, tout de même !
Bûchette Silence, nom de Dieu ! (Les chiens se remettent à aboyer, la voiture repasse)
Gildas (Il se lève, se dirige vers la sortie de l'appartement) J’vais leur dire, que vous êtes là…
Bûchette (Saute sur Gildas, lui colle son arme sur la tempe) Chiche ?
(On n’entend plus la voiture, les chiens se taisent, Bûchette relâche Gildas, lui balance une baffe.)
Bûchette Refais jamais ça, triple con, refais jamais ça . Pourquoi t’as fait ça ? Tu voulais me donner ?
Gildas Je voulais… Je voulais effacer un mauvais rêve. Remettre les choses en ordre ! Je dormais, tranquille, et vous arrivez, et vous me menacez…
Bûchette Encore !
Gildas J’ai rien demandé à personne. Je vis dans mon coin, tranquille, tout seul, je fais pas de bruit, j’emmerde personne, je parle à personne, je fréquente personne, ni les gentils, ni les pas-gentils, je suis en règle avec tout le monde, les commerçants, les impôts, les organismes, tout ! Vous entendez, je suis bien avec tout le monde ! Je veux qu’on me foute la paix ! Qu’on me laisse tranquille. Tranquille.Soyez gentille, je dirai rien à personne, partez, laissez-moi. Je dirai rien à personne, promis
Bûchette Mets les pouces, petit père, ça sert à rien de flipper. Tu sais quoi ? J’ai la dalle ! Il aurait pas des noisettes en stock, le petit écureuil ?
Gildas Vous…Vous voulez manger ? Vous avez faim ?
Bûchette Comme on dit, les émotions…
Gildas Ça creuse. Dans la cuisine, allez-y, servez-vous, il y a tout ce qu’il faut.
Bûchette Gracias. Mais avant tout, une petite formalité. Pour éviter les dérapages, pour pas prendre le risque de sortir des clous…T’as que ce téléphone ?
Gildas Ben oui, pourquoi ?
Bûchette (Elle débranche l’appareil autour duquel elle entoure le câble) Pas de portable ?
Gildas Pourquoi faire ?
Bûchette Vrai ?
Gildas Vrai .
Bûchette Tes clés !
Gildas Quoi, mes clés ?
Bûchette Donne.
Gildas Mais enfin…
Bûchette Donne.
Gildas Au clou, à côté de la porte.
Bûchette Bouge pas . (Elle disparait dans l'entrée et revient illico un trousseau à la main) Et les sœurs jumelles ?
Gildas Les quoi ?
Bûchette Le deuxième trousseau !
Gildas (Se lève, soulève le vase de fleurs sur l’autel et tend à Bûchette le trousseau de clés qui s’y trouvait) Pourquoi, tout ça ?
Bûchette Ne nous soumets pas à la tentation…Amen…Gilou ?
Gildas Hum ?
Bûchette Ton croco.
Gildas Quoi, à la fin?
Bûchette Tsss, Tsss,Tsss. Passe moi la bête.
Gildas Dans mon veston, dans la chambre.
Bûchette T’as vingt secondes chrono.
(Gildas se lève et pénètre dans la chambre)
Bûchette Oublie pas le mille feuilles et la ferraille, si t’as ça en rayon !
Gildas Vous pouvez pas parler français, à la fin ? Qu’est-ce que vous voulez encore ?
Bûchette Tes économies, même la monnaie, s’il te plait !
Gildas (Revient et tend son portefeuille à Bûchette.) Tout est là-dedans.
Bûchette Retourne tes poches. (Gildas s’exécute.) Bon, sois chou. Va nous préparer un petit pique-nique. J’pleure pas sur le rouquin, tu sais.
Gildas (Disparaît dans la cuisine.) Ce sera tout pour votre service ?
(Pendant ce temps, Bûchette fouille le portefeuille, en sort deux ou trois billets de vingt euros, une carte d’identité, un permis, une photo.)
Bûchette Pas de quoi faire des folies, hein ? Dis, c’est ta cop’s ?
Gildas (Dans la coulisse) Quoi ?
Bûchette Sur la photo, là.
Gildas (Déboule comme un diable de la cuisine, se saisit de la photo et repart.) Rendez-moi ça, personne n’a le droit…
Bûchette Hou la la ! garde-la, ta meuf…Dis, Gilou, c’est la même qu’à côté de la bougie ?
Gildas (Dans la cuisine.) Oui, oui, oui. Vous n’y touchez pas, hein ?
Bûchette Craché ! Juste avec les yeux. (Elle prend délicatement le cadre, regarde longuement la photo et la replace sur l’autel.) Putain, elle a la classe !
Gildas (Revient de la cuisine avec un plateau contenant une boite de fromage, quelques tranches de pain de mie, une bouteille de rouge entamée, un verre, une pomme.) Madame est servie.
Bûchette Il a de beaux yeux, ton calendos. (Elle attaque le fromage, se sert un verre de vin.)Dis, p’tit père…
Gildas Quoi ?
Bûchette C’était ta légitime ?
Gildas Ça ne vous regarde pas.
(Il se lève, tourne le portrait de femme côté mur. A ce moment, nouveau passage de la voiture au ralenti, hurlements des chiens.)
Bûchette (Se saisissant de son arme.) Chut ! Arrêt sur image.
Gildas Ça va, ça va.
Bûchette Chut !
(Tout redevient calme.)
Gildas Ils sont persévérants. C’est qui ?
Bûchette Des amis.
Gildas Des amis…qui vous veulent du bien ?
Bûchette Disons que je leur suis très, très chère ! (Elle se ressert un bout de fromage, un verre de rouge.) T’en veux ?
Gildas Pas faim. J’ai pas l’habitude de manger en pleine nuit.
Bûchette Y’a pas que les habitudes, dans la vie. Y’a les jours de fête.
Gildas Et on fête quoi, aujourd’hui ?
Bûchette La Sainte Vadrouille, mon gros père ! L’oiseau s’est barré de sa cage ! Ça vaut bien de claquer les verres, non ?
Gildas Vous voulez dire que vous étiez prisonnière ? De qui ? Pourquoi ?
Bûchette (Tournant son derrière vers Gildas.) Zieute-le bien, celui-là, mon gros loup. C’est de l’or en barre. Et quand on investit dans la pierre, on prend toutes les assurances. De là à tout bien barricader à triple tour, y’a qu’un pas. Faut comprendre…Seulement, le zoiseau, il a eu un peu envie de se dégourdir les plumes, d’aller taquiner l’asticot en pleine nature. Et me voilà ! Pourchassée par les gros matous en colère ! Mais t’inquiète pas, j’vais finir par trouver mon courant d’air.
Gildas Permettez-moi de vous dire que le plus tôt sera le mieux, sans vouloir vous vexer…
Bûchette Hou ! La vilaine scie égoïne ! Mais c’est qu’il vous foutrait à la baille sans bouée, l’affreux ! Hé ! Tu vas arrêter de montrer les dents, oui ?
Gildas Hé ! Ça va, ça va ! Ça va…J’ai tout de même le droit de dire ce que je pense. Je suis chez moi.
Bûchette Gentiment.
Gildas Gentiment, gentiment… J’voudrais vous y voir, vous. Qu’est-ce qui me forcerait à héberger une… une…
Bûchette Une pute.
Gildas J’ai pas dit ça. Qu’est-ce qui me forcerait à héberger une prostituée chez moi, quitte à passer pour un proxénète ?
Bûchette (Lui montrant l’arme.) Ça, cher Monsieur, et ta bonne éducation. Allez, fais pas le méchant. T’aurais jamais le cœur de larguer une fragile bulle de savon dans la tempête.
Gildas Qu’est-ce que vous en savez ? Comment pouvez-vous savoir ce qu’il y a à l’intérieur ?
Bûchette Mon bon vieux ! Y’a qu’à te regarder, avec tes yeux de chien battu, ta p’tite maison bien propre, ton p’tit mur des lamentations, son pot de fleurs, sa bougie, ses regrets éternels…
Gildas Ça, ça n’a rien à voir. C’est un autre monde, vous ne pouvez pas comprendre. N’y touchez pas…
Bûchette Faut jamais me dire de ne pas toucher à quelque chose. Ça m’excite, ça m’inspire, je fantasme. Chut !
(Moteur de voiture, aboiements.)
Bûchette (A voix très basse) Y z'ont de la suite dans les idées. Tu sais, elle est très belle.
Gildas Qui ça ?
Bûchette (Désignant la photo dans le cadre) Elle.
Gildas Je sais. Taisez-vous. Vous oubliez qu’il faut faire silence ?
Bûchette Chuchoter, c’est un peu du vol, un p’tit jeu interdit, un petit ruisseau de montagne…Gildas... Vous êtes folle.
Bûchette Je sais.
(Le silence extérieur revient.)
Gildas Vous ne savez pas ce que vous voulez, vous. Un coup il faut faire le silence et la fois d’après, en pleine alerte, vous n’arrêtez pas de parler…
Bûchette Je parlais pas, Gilou, je parlais pas, c’est mon cœur qui battait. Tu me sers un coup de rouge ?
Gildas Servez-vous.
Bûchette C’est toi l’homme, p’tit père, sois galant.
Gildas (La servant.) C’est ça, soyons galant. A la bonne votre…
Bûchette Dis, Minet…
Gildas Quoi encore ?
Bûchette Tu voudrais pas la retourner vers nous ? Ça me fait de la peine pour elle.
Gildas Oubliez-la, s’il vous plaît. Je vous ai déjà dit que ça ne vous regardait pas. Laissez-la en paix. Il... vaut mieux qu’elle ne voit pas ce qui se passe ici cette nuit.
Bûchette Gildas…
Gildas Quoi ?
Bûchette Tu me fatigues. Tu veux pas aller dormir ?
Gildas Je ne demande que ça, moi, de retrouver mon sommeil d’où vous m’avez arraché à votre arrivée. Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Vous persistez à rester ?
Bûchette Bien sûr, je reste. Donne moi une couvrante, je dormirai par terre, si j’y arrive.
Gildas Mes papiers, mon argent, mes clés…
Bûchette On verra ça demain. T’en a pas besoin pour faire ton gros dodo ? Oublie pas la couverture.
(Gildas disparaît dans sa chambre et revient avec une couverture.)
Gildas C’est tout ce que j’ai…
Bûchette On fera avec. Merci quand même. Bonne nuit, gros Nounours.
Gildas C’est ça, bonne nuit. Au fait, c’est quoi, votre prénom ?
Bûchette On m’appelle Bûchette, dans l’bastringue.
Gildas Bûchette ! C’est pas un prénom. Pourquoi on vous appelle comme ça ?
Bûchette Paraît qu’y en a pas deux comme moi, pour les tailler, les « bûchettes » !
"Trois p'tits coquelicots" extrait 1 texte déposé à SACD/SCALA
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