Scène 5
Bûchette (Dans l'entrée) Ah,
c’est toi. Allez, rentre.
Gildas (Dans l'entrée)
Évidement, c’est moi.
Bûchette (Dans l'entrée)
Évidement, évidemment…Alors ?
Gildas (Dans l'entrée) Alors,
alors quoi ?
Bûchette (Dans l'entrée) Comment ça, alors quoi
? T’as vu du monde, ça grouille, c’est calme, il pleut, y fait beau ? Ce genre
de questions, quoi !
(Gildas rentre dans le
salon.)
Gildas Ben, je n’ai rien remarqué. Des gens louches,
il y en a partout. Pas plus que d’habitude.
Bûchette (Dans la cuisine) T’as
pas été suivi ? Un grand blond, lunettes de soleil…
Gildas Non, non. Les gens de tous les
jours. Personne ne m’a rien demandé…
Bûchette (Dans la cuisine) Bon, bon. Ça va.
Qu’est-ce que t’as ramené ? Une salade ! Super ! On se la fait pour midi, avec
du fromage de chèvre chaud?
Gildas Si ça vous plaît.
Bûchette (Dans la cuisine)
J’prépare ça et j’arrive.
Gildas Je suis fatigué.
Bûchette (Dans la cuisine)
Qu’est-ce que tu dis ?
Gildas Je dis que c’est fatiguant,
les courses. Ca descend pour aller en ville, mais au retour…
Bûchette (Dans la cuisine)
Bichette, va !
Gildas Ici, ça a été ?
Bûchette (Dans la cuisine)
R.A.S. Ça y est, c’est prêt.
(Elle arrive, installe
deux couverts sur la table basse, le pain, une bouteille de rouge.)
Bûchette Ce sera frugal, mais bon, j’suis en vacances,
faut pas oublier. (Elle repart.)
Gildas Ça ira, ça ira. Je suis déjà épaté…
Bûchette Merci pour le compliment, ça fait plaisir ! (Elle
arrive avec le saladier et s’installe à son tour.) Bon, donne ton assiette.
Attention ça tache. Bon ap’ !
Gildas C’est ça. Bon ap’ !
Bûchette Dis.
Gildas Quoi ?
Bûchette Elle était gentille comme ça, ta petite femme
?
Gildas Je vous ai déjà demandé…
Bûchette Oui, mais moi, j’veux savoir. J’t’ai bien
raconté mon film, moi. T’en fais pas, j’vais pas la vendre à Hollywood, ta
saga. J’ai envie de te connaître un peu, toi et elle, si je pars bientôt…
Gildas Ça me fait mal, de parler de tout ça. Cela a
été si dur. Depuis qu’elle est partie, je n’ai jamais retrouvé une vie normale.
Non, non, vous pouvez sourire, je ne vis pas comme les autres. Mon existence
est figée, là, à côté de cette faible lueur.
Bûchette Ça fait longtemps qu’elle a
dévissé ?
Gildas Ça fera dix ans. Dix ans le
deux juin, la Sainte Blandine. En martyr, elle aussi.
Bûchette Comment ça, en martyr ?
Gildas Par pitié…
Bûchette (Lui versant du vin, dont il boit quelques
gouttes du bord des lèvres.) Laisse- toi aller, va, crois en mon
expérience, ça soulage, les confidences. C’est comme pour le rhume, faut se
moucher de temps en temps, on respire mieux. Elle était malade ?
Gildas C’est cela, c’est cela. Elle
était très malade. Les nerfs, la tête. On a vu des docteurs, des professeurs,
la médecine n’y pouvait rien. On lui faisait croire que ça irait mieux, elle
avait des traitements. Mais elle souffrait beaucoup quand même.
Et puis… Mon Dieu, quand j’y
pense… Ses lubies, ses idées fixes…Mon Dieu, je m’étais promis de ne plus
parler de ça. Je ne veux pas salir sa mémoire, comprenez-vous ?
Bûchette Bois un coup, Gigi, lâche les
vannes, laisse filer le courant. J’en ai vu, tu sais. Je peux tout comprendre.
Gildas Elle n’avait pas la notion de
ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, elle ne se rendait pas compte, mais
elle choquait tout le monde par son comportement. Les gens n’osaient rien dire,
n’est-ce pas, mais leurs regards, leurs chuchotis, leurs airs scandalisés quand
elle se mettait soudain à rire sans raison ou à danser toute seule dans une
sérieuse soirée de bridge !
Au début, j’attribuais ce
comportement à sa jeunesse, à une envie de vie qui contrastait avec le sérieux,
l’ascétisme de sa vie de jeune fille sage entre une mère possessive et une sœur
un peu débile. Deux ou trois fois, j’ai eu le malheur de lui laisser boire un
verre de vin ou de Champagne. Mon Dieu, quelle honte !
Elle se mettait à vociférer
des horreurs, à débiter des histoires salaces, encouragée par cette idiote
d’Henriette et son salaud de mari. Lui, il la faisait danser, soit disant. En
fait, comme elle ne se contrôlait plus, il en profitait pour la coller et la
peloter devant tout le monde.
Mon Dieu, mon Dieu…Mais elle
était malade, n’est-ce pas, elle était malade ! J’essayais de la calmer, de lui
faire prendre ses médicaments et je la ramenais à la maison où pendant des
jours et des jours elle luttait contre d’insupportables maux de tête.
C’étaient d’intarissables
crises de larmes, de déchirantes lamentations. Que d’heures, que de jours j’ai
passés à son chevet, essayant de soulager son calvaire.
Quelques mois avant son
décès, je m’étais mis en tête, pour améliorer nos conditions d’existence, de
franchir les échelons dans la hiérarchie…
Bûchette C’était quoi, ton job ?
Gildas Oh, vous allez vous moquer,
n’est-ce pas…
Bûchette J’ai pas le cœur, là…
Gildas Je suis maintenant, depuis deux ans, retraité
de la fonction publique.
Bûchette Dans quel fromage ?
Gildas Les Impôts.
Bûchette Y’en faut, je suppose…
Gilda « Y’en faut », comme vous dites. Donc
j’ai essayé de passer un concours interne pour accéder aux fonctions de Chef de
Service. J’ai travaillé dur, très dur. J’ai fait des sacrifices. Plus de
sorties, toutes mes heures libres à étudier, étudier des tas de revues, de
législation, de comptabilité publique.
J’en ai passées, des heures
dans ce salon, à potasser. Enfin, à essayer. Parce que, n’est-ce pas, c’étaient
d’incessants appels à l’aide, des jérémiades à n’en plus finir. Il faisait trop
chaud ou trop froid, il y avait des courants d’air imaginaires qui lui gelaient
les os et qu’il fallait colmater. Mais je l’aimais, n’est-ce pas, c’était ma
femme et ma place était à ses côtés, à veiller à ce qu’il ne lui arrive rien.
Bûchette Qu’aurait-il pu lui arriver ?
Elle avait envie de se faire sauter le caisson ?
Gildas Non, non, pas ça. Mais
plusieurs fois, il lui est arrivé, sans me prévenir, de partir à l’aventure, au
gré du vent.
Je l’ai retrouvée un peu
partout, dans des bars, à jouer aux cartes, à moitié ivre, avec des inconnus,
dans les jardins publics, à rire avec des clochards ou des traîne-savates, une
fois même pleurant comme une Madeleine dans une église où elle avait allumé
pour plus de cinq cents francs de bougies !
Bûchette Ça a dû faire plaisir au vieux
barbu… C’était si grave ?
Gildas Il faut l’avoir vécu pour savoir. Vous ne
pouvez pas comprendre. J’étais obligé de l’empêcher de sortir sans moi, d’aller
faire n’importe quoi, n’importe où.
Elle aurait été une proie
facile pour les voyous qui traînent dans la ville. La vue du premier rouleur de
mécaniques la faisait entrer en transes. Elle perdait toute notion de pudeur.
Sa maladie lui faisait oublier qu’elle était une femme mariée, une femme d’un
certain monde. Si je l’avais laissée faire, elle se serait vautrée n’importe
où. Elle était en danger.
Heureusement que j’étais là,
pour veiller sur elle. Nous avons beaucoup souffert, chacun de notre côté. Mais
je l’aimais. C’est ce qui m’a aidé à tenir. Et par delà la mort, je l’aime
encore, je l’aime toujours. Comme un oiseau blessé qu’on n’a pas pu sauver.
Bûchette Comment ça s’est passé ? Elle a souffert ?
Gildas Elle a souffert…Elle souffrait
toujours. Il s’est passé que le cœur a léché. Une nuit. A force, les
médicaments…Mais je m’en veux. Si vous saviez comme je m’en veux !
Bûchette Tu lui avais fait du mal ?
Gildas Du mal ! Mon Dieu, comment lui aurais-je fait
du mal ? Non, je l’ai juste un peu grondée, avant le repas du soir.
Elle se montait la tête,
encore une fois, sur un homme qu’elle avait croisé et qui, disait-elle,
ressemblait à un acteur de cinéma. Depuis quelques jours elle ne pensait qu’à
ça et elle ne pouvait ouvrir la bouche sans parler de ces deux hommes qu’elle
confondait. Ça la rendait à moitié folle, Dieu sait pourtant que je n’aime pas
employer ce mot, mais c’était ça, elle se levait en pleine nuit en criant le
nom de cet acteur, elle attendait le facteur dix fois par jour lui apportant un
courrier imaginaire.
Je l’ai grondée et je lui ai
fait prendre ses gouttes. Elle n’a pas voulu manger et est allée se coucher.
Pour ne pas la réveiller,
j’ai dormi dans le salon. Dans la nuit, je l’ai entendue marcher près de moi.
"-Je vais boire un verre d’eau" , m’a t-elle dit, et je me suis
rendormi. Le lendemain, je l’ai retrouvée dans la cuisine, étendue par terre.
D’après les médecins, elle n’avait pris qu’un ou deux comprimés pour dormir. Le
cœur n’en pouvait plus .
Bûchette Eh ben… (Elle se dirige
vers la cuisine.) Tu veux un café ?
Gildas Non, pas pour moi. Moi aussi
je sens que j’ai le cœur qui commence à…
Bûchette T’as jamais songé à te remaquer avec quelqu’un
?
Gildas Non. Ma vie s’est arrêtée avec la sienne.
Quand sa mère est morte, quelques mois après, j’ai récupéré des affaires à
elle, auxquelles elle tenait, je les ai déposées dans ce petit meuble qui est
devenu comme une petite chapelle, un mausolée miniature. La lumière brille en
permanence. C’est un peu comme si elle était encore présente.
Bûchette Où elle est enterrée ? Tu veux
pas qu’on aille lui rendre une petite visite ?
Gildas C’est gentil mais c’est impossible. Elle
repose dans un petit cimetière, avec ses parents, au fin fond de la Dordogne.
Ça vous embête si je vous
laisse faire la vaisselle ? Je ne me sens pas très bien, je vais aller me
reposer une petite heure. Excusez-moi, tous ces souvenirs…
Bûchette T’en fais pas, j’ai
l’habitude. Les affreux que je fréquente, c’est pas trop le genre « Papa Poule
et gants Mappa » !
(Gildas disparaît dans la
chambre côté cour. Bûchette débarrasse la table, donne un coup d’éponge, tend
l’oreille du côté chambre à coucher et, rassurée, s’attaque à nouveau à la
serrure du petit meuble. Elle prend la dernière lettre de la liasse, s’assoit
et lit.)
"Trois p'tits coquelicots" extrait 5 Texte déposé à SACD/SCALA
2 commentaires:
Epreuve du lire sans jugement, sans parti-pris, le coeur oscille entre la compassion pour l' un et l' autre personnage, la compréhension de la " folie", ultime planche de salut...
Lire la biographie et me laisser porter, transporter, en attente...
Questionnement de l' évolution du scénario, projections de pans de vie...
Rien n' est aussi simple qu' il n'y paraît, l' ennui tue, la révolte tue...
Qui est responsable de quoi...
Et je m' interroge, Hombre de nada, chaque élément interroge...
C' est la plongée dans la " confusion des sentiments"
Ne pas juger, être avec, tout simplement...
"...chaque élément interroge..."
Ces mots me touchent, Kaïkan, et je m'en servirai quand je rencontrerai un de ces éditeurs qui refusent de lire, ne serait-ce qu'un mot, de mes textes, sous prétexte que je ne suis qu'un "hombre de nada"...
Enregistrer un commentaire