23.8.06

Trois p'tits coquelicots 5

 





Scène 5



Bûchette    (Dans l'entrée) Ah, c’est toi. Allez, rentre.

Gildas    (Dans l'entrée) Évidement, c’est moi.

Bûchette    (Dans l'entrée) Évidement, évidemment…Alors ?

Gildas    (Dans l'entrée) Alors, alors quoi ?

Bûchette    (Dans l'entrée) Comment ça, alors quoi ? T’as vu du monde, ça grouille, c’est calme, il pleut, y fait beau ? Ce genre de questions, quoi !

(Gildas rentre dans le salon.)

Gildas    Ben, je n’ai rien remarqué. Des gens louches, il y en a partout. Pas plus que d’habitude.

Bûchette    (Dans la cuisine) T’as pas été suivi ? Un grand blond, lunettes de soleil…

Gildas    Non, non. Les gens de tous les jours. Personne ne m’a rien demandé…

Bûchette    (Dans la cuisine) Bon, bon. Ça va. Qu’est-ce que t’as ramené ? Une salade ! Super ! On se la fait pour midi, avec du fromage de chèvre chaud?

Gildas    Si ça vous plaît.

Bûchette    (Dans la cuisine) J’prépare ça et j’arrive.

Gildas    Je suis fatigué.

Bûchette    (Dans la cuisine) Qu’est-ce que tu dis ?

Gildas    Je dis que c’est fatiguant, les courses. Ca descend pour aller en ville, mais au retour…

Bûchette    (Dans la cuisine) Bichette, va !

Gildas   Ici, ça a été ?

Bûchette    (Dans la cuisine) R.A.S. Ça y est, c’est prêt.

(Elle arrive, installe deux couverts sur la table basse, le pain, une bouteille de rouge.)

Bûchette    Ce sera frugal, mais bon, j’suis en vacances, faut pas oublier. (Elle repart.)

Gildas    Ça ira, ça ira. Je suis déjà épaté…

Bûchette    Merci pour le compliment, ça fait plaisir ! (Elle arrive avec le saladier et s’installe à son tour.) Bon, donne ton assiette. Attention ça tache. Bon ap’ !

Gildas     C’est ça. Bon ap’ !

Bûchette    Dis.

Gildas    Quoi ?

Bûchette    Elle était gentille comme ça, ta petite femme ?

Gildas    Je vous ai déjà demandé…

Bûchette    Oui, mais moi, j’veux savoir. J’t’ai bien raconté mon film, moi. T’en fais pas, j’vais pas la vendre à Hollywood, ta saga. J’ai envie de te connaître un peu, toi et elle, si je pars bientôt…

Gildas    Ça me fait mal, de parler de tout ça. Cela a été si dur. Depuis qu’elle est partie, je n’ai jamais retrouvé une vie normale. Non, non, vous pouvez sourire, je ne vis pas comme les autres. Mon existence est figée, là, à côté de cette faible lueur.

Bûchette    Ça fait longtemps qu’elle a dévissé ?

Gildas    Ça fera dix ans. Dix ans le deux juin, la Sainte Blandine. En martyr, elle aussi.

Bûchette    Comment ça, en martyr ?

Gildas    Par pitié…













Bûchette    (Lui versant du vin, dont il boit quelques gouttes du bord des lèvres.) Laisse- toi aller, va, crois en mon expérience, ça soulage, les confidences. C’est comme pour le rhume, faut se moucher de temps en temps, on respire mieux. Elle était malade ?

Gildas    C’est cela, c’est cela. Elle était très malade. Les nerfs, la tête. On a vu des docteurs, des professeurs, la médecine n’y pouvait rien. On lui faisait croire que ça irait mieux, elle avait des traitements. Mais elle souffrait beaucoup quand même.
Et puis… Mon Dieu, quand j’y pense… Ses lubies, ses idées fixes…Mon Dieu, je m’étais promis de ne plus parler de ça. Je ne veux pas salir sa mémoire, comprenez-vous ?

Bûchette    Bois un coup, Gigi, lâche les vannes, laisse filer le courant. J’en ai vu, tu sais. Je peux tout comprendre.

Gildas    Elle n’avait pas la notion de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, elle ne se rendait pas compte, mais elle choquait tout le monde par son comportement. Les gens n’osaient rien dire, n’est-ce pas, mais leurs regards, leurs chuchotis, leurs airs scandalisés quand elle se mettait soudain à rire sans raison ou à danser toute seule dans une sérieuse soirée de bridge !
Au début, j’attribuais ce comportement à sa jeunesse, à une envie de vie qui contrastait avec le sérieux, l’ascétisme de sa vie de jeune fille sage entre une mère possessive et une sœur un peu débile. Deux ou trois fois, j’ai eu le malheur de lui laisser boire un verre de vin ou de Champagne. Mon Dieu, quelle honte !

Elle se mettait à vociférer des horreurs, à débiter des histoires salaces, encouragée par cette idiote d’Henriette et son salaud de mari. Lui, il la faisait danser, soit disant. En fait, comme elle ne se contrôlait plus, il en profitait pour la coller et la peloter devant tout le monde.
Mon Dieu, mon Dieu…Mais elle était malade, n’est-ce pas, elle était malade ! J’essayais de la calmer, de lui faire prendre ses médicaments et je la ramenais à la maison où pendant des jours et des jours elle luttait contre d’insupportables maux de tête.
C’étaient d’intarissables crises de larmes, de déchirantes lamentations. Que d’heures, que de jours j’ai passés à son chevet, essayant de soulager son calvaire.
Quelques mois avant son décès, je m’étais mis en tête, pour améliorer nos conditions d’existence, de franchir les échelons dans la hiérarchie…

Bûchette    C’était quoi, ton job ?

Gildas    Oh, vous allez vous moquer, n’est-ce pas…

Bûchette    J’ai pas le cœur, là…

Gildas    Je suis maintenant, depuis deux ans, retraité de la fonction publique.

Bûchette    Dans quel fromage ?

Gildas    Les Impôts.

Bûchette    Y’en faut, je suppose…

Gilda    « Y’en faut », comme vous dites. Donc j’ai essayé de passer un concours interne pour accéder aux fonctions de Chef de Service. J’ai travaillé dur, très dur. J’ai fait des sacrifices. Plus de sorties, toutes mes heures libres à étudier, étudier des tas de revues, de législation, de comptabilité publique.

J’en ai passées, des heures dans ce salon, à potasser. Enfin, à essayer. Parce que, n’est-ce pas, c’étaient d’incessants appels à l’aide, des jérémiades à n’en plus finir. Il faisait trop chaud ou trop froid, il y avait des courants d’air imaginaires qui lui gelaient les os et qu’il fallait colmater. Mais je l’aimais, n’est-ce pas, c’était ma femme et ma place était à ses côtés, à veiller à ce qu’il ne lui arrive rien.

Bûchette    Qu’aurait-il pu lui arriver ? Elle avait envie de se faire sauter le caisson ?

Gildas    Non, non, pas ça. Mais plusieurs fois, il lui est arrivé, sans me prévenir, de partir à l’aventure, au gré du vent.
Je l’ai retrouvée un peu partout, dans des bars, à jouer aux cartes, à moitié ivre, avec des inconnus, dans les jardins publics, à rire avec des clochards ou des traîne-savates, une fois même pleurant comme une Madeleine dans une église où elle avait allumé pour plus de cinq cents francs de bougies !

Bûchette    Ça a dû faire plaisir au vieux barbu… C’était si grave ?

Gildas    Il faut l’avoir vécu pour savoir. Vous ne pouvez pas comprendre. J’étais obligé de l’empêcher de sortir sans moi, d’aller faire n’importe quoi, n’importe où.
Elle aurait été une proie facile pour les voyous qui traînent dans la ville. La vue du premier rouleur de mécaniques la faisait entrer en transes. Elle perdait toute notion de pudeur. Sa maladie lui faisait oublier qu’elle était une femme mariée, une femme d’un certain monde. Si je l’avais laissée faire, elle se serait vautrée n’importe où. Elle était en danger.
Heureusement que j’étais là, pour veiller sur elle. Nous avons beaucoup souffert, chacun de notre côté. Mais je l’aimais. C’est ce qui m’a aidé à tenir. Et par delà la mort, je l’aime encore, je l’aime toujours. Comme un oiseau blessé qu’on n’a pas pu sauver.

Bûchette    Comment ça s’est passé ? Elle a souffert ?

Gildas    Elle a souffert…Elle souffrait toujours. Il s’est passé que le cœur a léché. Une nuit. A force, les médicaments…Mais je m’en veux. Si vous saviez comme je m’en veux !

Bûchette    Tu lui avais fait du mal ?

Gildas    Du mal ! Mon Dieu, comment lui aurais-je fait du mal ? Non, je l’ai juste un peu grondée, avant le repas du soir.
Elle se montait la tête, encore une fois, sur un homme qu’elle avait croisé et qui, disait-elle, ressemblait à un acteur de cinéma. Depuis quelques jours elle ne pensait qu’à ça et elle ne pouvait ouvrir la bouche sans parler de ces deux hommes qu’elle confondait. Ça la rendait à moitié folle, Dieu sait pourtant que je n’aime pas employer ce mot, mais c’était ça, elle se levait en pleine nuit en criant le nom de cet acteur, elle attendait le facteur dix fois par jour lui apportant un courrier imaginaire.
Je l’ai grondée et je lui ai fait prendre ses gouttes. Elle n’a pas voulu manger et est allée se coucher.
Pour ne pas la réveiller, j’ai dormi dans le salon. Dans la nuit, je l’ai entendue marcher près de moi. "-Je vais boire un verre d’eau" , m’a t-elle dit, et je me suis rendormi. Le lendemain, je l’ai retrouvée dans la cuisine, étendue par terre. D’après les médecins, elle n’avait pris qu’un ou deux comprimés pour dormir. Le cœur n’en pouvait plus .

Bûchette    Eh ben… (Elle se dirige vers la cuisine.) Tu veux un café ?

Gildas    Non, pas pour moi. Moi aussi je sens que j’ai le cœur qui commence à…

Bûchette    T’as jamais songé à te remaquer avec quelqu’un ?










Gildas    Non. Ma vie s’est arrêtée avec la sienne. Quand sa mère est morte, quelques mois après, j’ai récupéré des affaires à elle, auxquelles elle tenait, je les ai déposées dans ce petit meuble qui est devenu comme une petite chapelle, un mausolée miniature. La lumière brille en permanence. C’est un peu comme si elle était encore présente.

Bûchette    Où elle est enterrée ? Tu veux pas qu’on aille lui rendre une petite visite ?

Gildas    C’est gentil mais c’est impossible. Elle repose dans un petit cimetière, avec ses parents, au fin fond de la Dordogne.
Ça vous embête si je vous laisse faire la vaisselle ? Je ne me sens pas très bien, je vais aller me reposer une petite heure. Excusez-moi, tous ces souvenirs…

Bûchette    T’en fais pas, j’ai l’habitude. Les affreux que je fréquente, c’est pas trop le genre « Papa Poule et gants Mappa » !

(Gildas disparaît dans la chambre côté cour. Bûchette débarrasse la table, donne un coup d’éponge, tend l’oreille du côté chambre à coucher et, rassurée, s’attaque à nouveau à la serrure du petit meuble. Elle prend la dernière lettre de la liasse, s’assoit et lit.)




"Trois p'tits coquelicots" extrait 5 Texte déposé à SACD/SCALA



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2 commentaires:

Anonyme a dit…

Epreuve du lire sans jugement, sans parti-pris, le coeur oscille entre la compassion pour l' un et l' autre personnage, la compréhension de la " folie", ultime planche de salut...
Lire la biographie et me laisser porter, transporter, en attente...
Questionnement de l' évolution du scénario, projections de pans de vie...
Rien n' est aussi simple qu' il n'y paraît, l' ennui tue, la révolte tue...
Qui est responsable de quoi...
Et je m' interroge, Hombre de nada, chaque élément interroge...
C' est la plongée dans la " confusion des sentiments"
Ne pas juger, être avec, tout simplement...

Anonyme a dit…

"...chaque élément interroge..."
Ces mots me touchent, Kaïkan, et je m'en servirai quand je rencontrerai un de ces éditeurs qui refusent de lire, ne serait-ce qu'un mot, de mes textes, sous prétexte que je ne suis qu'un "hombre de nada"...